(Cet article est extrait de « Histoire et mémoires des immigrations en Région Centre », rapport coordonné par Sylvie Aprile, Pierre Billion, Hélène Bertheleu. Acsé, Odris, Université François Rabelais, mai 2008)
La région Centre ne fait pas partie des régions les plus dotées en foyers de travailleurs migrants, qui sont plutôt implantés en Ile-de-France, dans la région lyonnaise ou encore la région PACA. Néanmoins, le Centre comprend tout de même vingt foyers, qui représente une capacité d’accueil globale d’environ 2000 places. Aussi, ce parc de logement spécifiquement dédié aux immigrés n’est pas négligeable. Un des éléments notables reste l’hétérogénéité des situations locales, même si des tendances communes apparaissent, et notamment celle des liens très forts entre implantation des foyers et industries locales. Par ailleurs, les foyers de travailleurs migrants de la région révèlent aujourd’hui des évolutions importantes, en particulier en ce qui concerne la population logée. Comme dans d’autres régions françaises, la population des foyers a vieilli et s’est diversifiée. Le bâti a vieilli lui aussi, ne suivant pas toujours l’évolution des normes d’habitat et de confort. Ce faisant, le rôle des foyers dans l’ensemble du secteur du logement a évolué et leur devenir est en question.
De fortes disparités entre départements
La région comptait en 2008 vingt établissements, gérés par trois organismes différents :
– ADOMA (ancienne Sonacotra, Société Nationale de Construction de Logements pour les Travailleurs) gère neuf établissements,
– l’AFTAM (Association pour la formation des travailleurs africains et malgaches) en gère trois,
– le COATEL (Comité d’accueil des travailleurs en Eure-et-Loir) en gère huit.
La répartition territoriale des foyers de travailleurs migrants en région Centre est très inégale selon les départements. Le département comptant le plus grand nombre d’établissements est l’Eure-et-Loir. Hormis le foyer Adoma de Dreux, les huit autres foyers de ce département ont la particularité d’être gérés par un organisme local, le COATEL. Ils sont principalement implantés dans les agglomérations drouaise et chartraine, excepté le foyer de Châteaudun. Outre les besoins en main d’œuvre des industries du département, l’existence d’un tel organisme gestionnaire local a favorisé l’implantation d’un nombre important de foyers en Eure-et-Loir.
Le Loiret compte cinq foyers, dont trois implantés dans l’agglomération orléanaise. L’implantation des deux autres foyers du Loiret est liée aux besoins locaux en main d’œuvre au cours des décennies précédentes : ceux de l’usine Hutchinson à Châlette-sur-Loing, ceux de la centrale nucléaire à Gien (notamment pour sa construction).
Les départements du Cher, de l’Indre-et-Loire et de l’Indre comptent un nombre moins important de foyers : respectivement trois, deux et un. Ces foyers sont situés dans les principales villes des départements.
Il n’existe aucun foyer dans le Loir-et-Cher.
Les foyers de la région Centre présentent en outre une grande diversité, et se différencient en premier lieu par leurs capacités d’accueil, c’est-à-dire le nombre de lits ou de logements qu’ils offrent : de 18 pour le plus petit (Courville-sur-Eure) à 346 pour le plus grand (Saint Jean Le Blanc). La typologie des logements proposés est également variable : chambres à lits multiples, chambres individuelles organisées en unités de vie (c’est-à-dire avec cuisine et sanitaires communs), studios ou encore appartements de type T1. Plusieurs types de logements différents coexistent parfois au sein d’un même foyer.
Cartographie des foyers recensés en région Centre
©H.Béguin (en ligne prochainement)
Des foyers adossés aux industries locales
La plupart des foyers de la région Centre, tous gestionnaires confondus, ont été implantés au début des années 1970, excepté le grand foyer de Bourges mis en service en 1968. D’après les gestionnaires rencontrés, l’histoire de l’immigration et des foyers en région Centre se démarque peu du contexte historique national. S’ils ne connaissent pas précisément l’origine locale de la création des foyers, les responsables d’établissements savent à quelles entreprises ou industries locales est liée l’implantation de ces foyers (Hutchinson à Châlette-sur-Loing, la Société française de matériel agricole et industriel rachetée par la société américaine CASE à Vierzon par exemple).
L’histoire de ces foyers est en effet indissociable de celle des industries locales. C’est particulièrement vrai dans le cas des foyers COATEL, association que les notables industriels locaux avaient participé à fonder en 1970 (Monsieur Hébert des Moulins Hébert, Monsieur Gilbert Barthélémy, secrétaire général de la Chambre de la métallurgie notamment). Pour preuve, jusqu’au milieu des années 1990, les entreprises versaient directement, au titre de leur participation à l’effort de construction, des subventions annuelles au COATEL en l’échange de logements réservés aux salariés de ces entreprises. Le directeur général du COATEL relie ainsi chaque foyer à une usine ou entreprise particulière :
– l’implantation du foyer de Mainvilliers est liée à la fonderie SAM ;
– celle du foyer de Courville est liée à l’usine METALOR et aux besoins du secteur maraîcher dans le secteur ;
– celle des foyers de Lucé est liée à l’usine Philips Éclairage ;
– celle du foyer de Châteaudun est liée à l’usine Hutchinson ;
– celle du foyer de Saint Rémy à l’usine SACRED (qui employait et emploie toujours de nombreux Maliens) et aux laboratoires Abotte.
Par ailleurs, il faut noter que le COATEL a la particularité d’avoir précisé dans ses statuts, depuis son origine, sa vocation à loger les travailleurs immigrés mais aussi les « migrants de l’intérieur », c’est-à-dire les Français en situation de mobilité professionnelle.
Accompagner le vieillissement des Chibanis et valoriser leur mémoire
Les anciens travailleurs migrants originaires d’Algérie et du Maroc, aujourd’hui souvent retraités ou à l’aube du passage à la retraite, constituent une part importante de la population résidente. Il est difficile d’évaluer la part exacte qu’ils représentent sur le total de la population occupant les foyers de la région, mais plusieurs foyers accueillent tout particulièrement ces résidents : le foyer Aftam de Saint-Jean-le-Blanc, les deux foyers Adoma de Bourges, Gien, Joué-les-Tours et Dreux, ainsi que, dans une moindre mesure, les foyers Coatel de Lucé, Saint-Rémy-sur-Avre et Châteaudun. Parmi cette population dechibanis, considérés comme le « public traditionnel » des foyers par les acteurs gestionnaires, nombreux sont ceux qui effectuent des allers-retours réguliers entre le foyer et leur pays d’origine. Il est cependant difficile de recueillir des données précises sur les caractéristiques et les pratiques de cette population car les organismes gestionnaires des foyers n’en disposent pas nécessairement, et que cette population est mobile.
Le passage à la retraite et le vieillissement ces immigrés posent la question de l’adaptation du bâti des foyers mais aussi de l’accès aux droits (droits à la retraite, au minimum vieillesse, aux services d’aide à domicile, au portage de repas…). Aussi, des associations sont investies sur ces questions dans les foyers. C’est le cas notamment de l’Adamif (Association départementale pour l’accompagnement des migrants et de leur famille) dans le Loiret et d’Accueil et Promotion dans le Cher. Ces deux associations interviennent dans les foyers de leurs départements respectifs pour y tenir des permanences régulières d’aide à l’accès au droit. Toutes deux ont également initié des enquêtes auprès des résidents des foyers pour évaluer la situation de ces personnes au regard de l’accès aux soins, de l’environnement médical, de l’appréciation subjective de leur santé mais aussi de l’accès aux droits, de la situation administrative ou encore des souhaits exprimés en matière de logement. Parmi les résultats communs de ces deux études, on peut relever la part importante de la population âgée de plus de 60 ans et la faible part de personnes disposant d’une couverture médicale complémentaire. L’étude menée par l’Adamif a également mis en avant une proportion non négligeable de personnes ayant fait des démarches pour obtenir un logement social (presque 25% de la population interrogée, soit 467 résidents), infirmant l’idée reçue selon laquelle ces Chibanis souhaitent vieillir entre le foyer et le pays d’origine.
Outre ces enquêtes, des initiatives ont également été entreprises par l’Adamif et Accueil et Promotion dans le but de favoriser l’inscription du vieillissement des immigrés en foyers sur l’agenda politique local, ou tout au moins, une réflexion des acteurs locaux sur ce problème. L’Adamif a en effet initié la création d’un groupe de réflexion multipartenarial sur le vieillissement des migrants, réunissant tous les acteurs locaux concernés (travailleurs sociaux des CPAM, CRAM, Conseil Général, services d’aide à domicile, organismes gestionnaires des foyers…) autour de trois thématiques : évaluation de l’autonomie des personnes, accès au logement autonome, accès au droit. De même, Accueil et Promotion souhaitait organiser en 2007 une journée de réflexion sur le vieillissement des résidents des foyers.
Enfin, la question de la mémoire et de sa transmission sont également des thèmes sur lesquels ces deux associations ont souhaité s’investir. Le recueil de témoignages et récits de parcours individuels par l’Adamif, avec le concours d’un écrivain (Laurent Boron), a abouti à la publication d’un livre : Comme ici, comme là-bas (2003). Un film intitulé Un jour je repartirai et réalisé par Chantal Richard a également été produit, revenant sur la vie des résidents du foyer de Saint Jean Le Blanc, sur l’illusion du retour au pays, les longues années passées en France et les allers-retours. Quant à l’association Accueil et Promotion, elle a imaginé le projet de réaliser un travail de mémoire auprès des résidents du foyer de Bourges, dont certains résidents ont même travaillé à la construction, d’origine immigrée ou non. Le projet consistant au recueil, par des jeunes, d’origine immigrée ou non, de récits de vie des résidents du foyer, il vise à la fois le développement de liens intergénérationnels et la valorisation du parcours des résidents du foyer.
Diversification de la population et passage en « résidences sociales »
Les foyers de la région Centre ne logent pas uniquement des personnes originaires des pays du Maghreb. En effet, les vagues migratoires successives ont entraîné l’arrivée de migrants originaires d’Afrique sub-saharienne (Maliens, Sénégalais, Mauritaniens). Ceux-ci sont présents dans certains foyers (le foyer Adoma de Vierzon, les foyers Aftam de Saint Jean-le-Blanc et de Châlette-sur-Loing, le foyer COATEL de Saint Rémy-sur-Avre) et dans de faibles proportions par rapport à l’ensemble des résidents. C’est surtout l’arrivée de résidents non immigrés et de demandeurs d’asile qui constitue l’évolution la plus remarquable de la population logée dans les foyers de la région. Le Centre fait partie des régions dans lesquelles les besoins des industries en main d’œuvre peu qualifiée ont diminué avec la récession économique et la désindustrialisation depuis les années 1980. Par conséquent, les foyers, dont on a montré le lien fort avec les industries locales, ont été affectés par cette évolution : certains ont connu une désaffection d’autant plus grande qu’ils correspondaient de moins en moins aux normes de confort, et donc une période de sous-occupation. Cette vacance a favorisé, selon une logique de gestion, l’ouverture des foyers à de nouvelles populations ou la restructuration du bâti pour diminuer le nombre de places disponibles et améliorer l’attractivité des logements offerts (c’est le cas des foyers COATEL notamment).
Une part non négligeable de la population résidente est donc désormais constituée de personnes d’origine française plus précaire, fragilisée sur le plan économique et ne parvenant pas à se loger ailleurs, ou encore des personnes ayant besoin d’un logement bon marché de façon temporaire. Ces résidents s’inscrivent dans ce que les gestionnaires nomment les « nouveaux publics », par opposition au « public traditionnel » que constituent les travailleurs migrants immigrés, retraités ou actifs. Les foyers COATEL accueillent principalement ces « nouveaux publics », et particulièrement des personnes en situation de mobilité professionnelle qui disposent de revenus peu élevés : les étrangers ne représentent que 27% de l’ensemble des résidents des foyers gérés par cet organisme. Ces « nouveaux publics » sont également très présent au sein du foyer AFTAM de Châteauroux ainsi que des foyers SONACOTRA de Bourges (le plus petit des 2), de Vierzon et de Tours.
Dans certains foyers, la vacance a pu être comblée par l’implantation de CADA (Centre d’accueil de demandeurs d’asile) au sein des foyers. C’est par exemple le cas à Saint Jean le Blanc, où le foyer compte désormais un CADA de 50 places en son sein, ou encore à Gien. Enfin, il existe des spécificités propres à certains foyers : c’est le cas du foyer Sonacotra de Dreux, qui compte aujourd’hui 62 anciens combattants marocains, primo-arrivants entrés dans le foyer depuis 1998. Ici, outre la démarche volontaire du responsable du foyer de l’époque, lui-même d’origine marocaine d’accueillir sans le foyer des anciens combattants marocains, le fait que des places dans le foyer étaient disponibles a permis l’arrivée de ces personnes prises en charge dans le dispositif spécifique mis en place pour les anciens combattants marocains à Bordeaux (DAPA : Dispositif d’accueil des primo-arrivants).
Ce faisant, les le rôle des foyers a de fait évolué. Logements pour les travailleurs immigrés à l’origine, les foyers sont devenus à la fois maisons de retraite pour vieux immigrés, logements par défaut pour des personnes en situation précaire, lieux hébergement pour des demandeurs d’asile… Mais ces évolutions de fait s’accompagnent parallèlement d’évolutions réglementaires : depuis 1994, les foyers de travailleurs migrants sont tous amenés à être reconvertis en résidences sociales, forme de logement supposé temporaire et destiné aux personnes défavorisées dans leur ensemble. Des services d’accompagnement social visant à favoriser l’insertion des résidents sont amenés à être proposés dans ces résidences. Par ailleurs, la restructuration des foyers ne répondant pas aux normes d’habitat et de confort actuelles (chambres à lits multiples, chambre de taille particulièrement réduite…) est engagée à travers le Plan de traitement des foyers de travailleurs migrants, mis en place en 1997, et qui concerne plusieurs foyers de la région, les foyer de Saint Jean le Blanc et de Châlette-sur-Loing en particulier.
Le poids de l’histoire : l’Ile de Corse à Saint-Jean-le-Blanc
L’Ile de Corse, c’est ainsi qu’est dénommé le site sur lequel est implanté le foyer de travailleurs migrants à Saint Jean Le Blanc. 396 lits répartis dans 99 chambres de 17m² comprenant chacune 4 lits et organisées en 18 unités de vie (5 ou 6 chambres regroupées autour de cuisines et sanitaires communs), l’organisation du bâtiment n’a guère changé depuis 1972. Ne répondant pas aux normes d’habitabilité actuelles, le foyer est inscrit parmi les sites prioritaires pour le Plan de traitement des foyers de travailleurs migrants, et, depuis 10 ans, un projet de restructuration est à l’ordre du jour. Le projet est difficile à monter, les blocages sont de diverses natures, mais le programme est désormais acté : le foyer actuel sera démoli, et à sa place seront érigés 220 logements individuels autonomes d’environ 15m² chacun. Pou compenser la perte en capacités d’accueil, un autre bâtiment sera construit dans l’agglomération orléanaise.
Tout proche des bords de Loire, l’établissement est néanmoins isolé du reste de la ville : absence de commerces à proximité, faible desserte en transports commun, éloignement des premières habitations… Et l’histoire du site sur lequel a été construit le foyer n’est sans doute pas pour rien dans cet isolement. En effet, lorsqu’il est construit en 1972, il prend la place de baraquements provisoires qui avaient été installés sur le terrain au début des années 1950. Au sujet de ces baraquement et de leur implantation sur la parcelle, les archives du Loiret (Série S, 1048 W 40732) disposent de documents tout à fait intéressants, notamment un ensemble de correspondances entre le maire d’Orléans, le maire de Saint-Jean-Le-Blanc, le préfet du Loiret et les services du Ministère de la reconstruction et du logement de l’époque. Ces documents montrent que la parcelle sur laquelle se trouve le foyer est située sur la commune de Saint Jean le Blanc, mais qu’elle avait été achetée dans les années 1920 par la commune d’Orléans pour lui servir de canche, autrement dit de dépôt d’ordures.
Par ailleurs, ces correspondances témoignent des tractations qui ont eu lieu autour de 1955-1956 entre la ville d’Orléans, la ville de Saint Jean le Blanc et les services de l’Etat suite à la volonté du marie d’Orléans de l’époque d’implanter sur ce site des baraquements provisoires pour loger des populations sans abri ou habitant des logements insalubres. Les oppositions sont alors vives au sein du conseil municipal et de la population de Saint-Jean-Le-Blanc contre ce projet : qui financera les installations nécessaires pour l’accès à l’eau et à l’électricité des habitants ainsi que l’évacuation des eaux usées ? Qui prendra en charge la scolarité des enfants ? Qui assurera la surveillance de ce « nouveau quartier » ? « Cette population supplémentaire en matière d’AMG [assistance médical gratuite] restera-t-elle bien à la charge de la ville d’Orléans, puisque résidants sur un terrain lui appartenant ? » (26 octobre 1955, Mairie de SJLB, extrait du registre des délibérations du Conseil municipal). Telles étaient les objections soulevées par le conseil municipal de Saint Jean Le Blanc.
Malgré ces réticences, la ville d’Orléans, arguant de la très sévère crise du logement et de l’urgence de la situation qui touche la commune, obtient alors l’autorisation des services de l’Etat, et propose à la ville de Saint Jean Le Blanc des compensations suffisantes pour implanter les baraquements. Il semble que les baraquements en question soient restés sur le site jusqu’à la construction du foyer en 1972, mais ceci resterait à vérifier. L’histoire de ce site destiné à accueillir du « logement provisoire » depuis 50 ans apparaît finalement assez emblématique de la place occupée par les foyers dans les villes sur lesquelles ils ont été implantés. Un héritage parfois lourd à porter pour les acteurs en charge du projet de restructuration de l’établissement, dont l’intégration du foyer dans la ville et les politiques locales est un des enjeux.
Les foyers, à la croisée des parcours individuels et familiaux
Si les foyers sont peuplés essentiellement d’hommes seuls, quelques entretiens avec des résidents, anciens résidents ou proches de résidents suffisent pour révéler que le foyer est aussi une affaire de famille et d’entourage. Etape avant un regroupement familial, lieu de rencontre entre amis ou proches, point de retour après un échec de regroupement familial ou après le départ de l’appartement des enfants, le foyer joue des rôles différents dans le parcours de chacun, et cache des trajectoires individuelles et familiales plus complexes.
Quelques extraits d’entretiens réalisés début 2007 dans deux foyers de la région viennent en témoigner. Les personnes rencontrées font état de leurs faibles ressources et de conditions de logements jugées difficiles à cause de l’étroitesse des lieux et de la promiscuité. Certains disent qu’il « sont dans le foyer » mais ne se définissent pas comme résident ou locataire d’une chambre. Pour ceux là, la chambre au foyer fait surtout office de boite à lettres. Vivre dans le foyer leur permet d’avoir une résidence en France et une adresse afin de pouvoir justifier de leur domiciliation pour l’octroi de ressources (retraite, minimum vieillesse ou RMI). Simple domiciliation postale ? Certains payent en effet l’équivalent d’un loyer afin simplement de voir maintenir leurs droits. « Le foyer, c’est important. Sans le foyer, j’ai plus rien, j’ai plus de pension. Quand je vais au Maroc, j’appelle le directeur du foyer, je lui demande s’il y a des lettres pour moi » (Mr A., 86 ans, retraité et ancien combattant).
Si le sociologue A. Sayad, dans ces travaux, souligna souvent la dimension provisoire qui collait au statut de travailleur immigré, on voit ici que ce statut provisoire semble être aussi celui des retraités. Leurs droits semblent liés à une adresse et sont remis en cause dès que les courriers ne parviennent pas à leur destinataire, tenu de rester en France pour attendre son courrier. L’absence à une convocation ou la non réponse à un courrier reçu et les droits de ces vieux immigrés s’envolent puisqu’ils doivent justifier de leur présence pour « débloquer » leurs droits. Une absence prolongée, pour le décès d’un proche, provoque parfois une cascade de tracas administratifs. Ce vieil homme a perdu ainsi six mois de droits et le bénéfice de sa carte de résident. Son titre de séjour est à l’étude à la préfecture, pour vérifier son droit de séjour : « Ma femme a été malade au Maroc, alors je suis rentré pour la voir. Je suis resté huit mois à côté d’elle. Elle est morte… que Dieu ait sont âme… Je savais que j’aurai des soucis si je restais au Maroc, mais je suis quand même resté. Il le fallait…Maintenant, je ne peux plus y retourner. La préfecture a gardé ma carte de séjour. Je veux aller voir mes filles qui sont encore là-bas, je ne peux pas… (larmes) » (Mr M., 73 ans).
D’autres vivent un dilemme permanent que symbolisent bien ces allers-retours incessants entre la France et le pays d’origine. « Je ne veux pas rentrer définitivement en Algérie Je préfère faire des allers-retours. Je reste deux ou trois mois, et je reviens. Si je suis malade, je rentre en France, c’est mieux et le docteur me connaît ». Ou encore : « Je suis obligé de faire des allers-retours. Tu veux que je reste ici, dans une chambre tout seul. Là-bas, on a notre famille, nos enfants… Mais ici j’ai ma pension et mon docteur. Au Maroc, je ne supporte plus au bout de trois mois. Pour mes enfants, je suis toujours celui qui donne, donne, donne… Donner quoi ? De l’argent, que de l’argent… Sans l’argent, ils ne pensent pas à moi. Les enfants, ils sont égoïstes ». Un autre partage ce sentiment d’amertume de n’avoir plus sa place parmi les siens. Outre le fait d’être devenu un simple pourvoyeur de revenus de sa famille, il constate avec colère et tristesse que les liens semblent s’être définitivement dé- tissés au fil des années d’éloignement : « Ce sont tous des vautours…Quand ma mère sera morte, je crois que je ne retournerai plus. Ma fille ne m’appelle plus papa ! A son mariage, elle m’a présenté comme « l’absent » et moi qui suis allé avec des cadeaux, des bijoux… et elle ne m’appelle pas papa… Je leur ai dit, aux enfants, que j’allais déchirer le passeport de l’Algérie ».
Un autre évoque clairement la dimension identitaire de cette ambivalence que le temps a creusé vis-à-vis du pays d’origine : « Je suis Algérien, de nationalité algérienne, mais dans mon caractère je suis Français. Je suis né en Algérie, c’était la France, j’ai grandi dans l’Algérie française. Ensuite, à 19 ans, je suis venu en France pour faire l’armée. Ca fait longtemps, j’ai quitté en 1963. Je me sens français, j’ai toujours connu la France. Là-bas, j’ai construit une maison pour ma femme et mes enfants. A chacune de mes visites, je reste avec eux. Je ne sors pas avec des amis là-bas, c’est trop dur… faut que je revienne en France, ici c’est la paix. Quand je pars, je paye ma chambre d’avance pour qu’il me la garde ».
Le va et vient permet de maintenir un lien régulier mais finit par exclure la notion de retour qui pourtant était pleinement compris dans le projet migratoire au départ. Vivre longtemps en France a fait de ces migrants vieillissant des « étrangers » ici et là-bas, des « absents » là-bas, des surnuméraires, ici. Pour beaucoup, ce retour est impossible comme s’il signifiait « faire le chemin inverse » et ils préfèrent donc rester dans cet entre-deux et « sacrifier leur vie », comme ils le disent souvent.