Par Pôleth Wadbled – 15 10 2013
Pendant la « guerre froide », cette période de tensions entre les pays des blocs de l’Ouest (Etats-Unis, Europe occidentale) et de l’Est (URSS et pays communistes) sous l’égide de l’OTAN, les Etats-Unis implantent des bases militaires dans plusieurs pays d’Europe de l’Ouest, dont la France. Entre 1950 et 1967, plus de 60 000 soldats et leurs familles stationnent ne permanence en France.
Quatre bases américaines sont implantées en région Centre: à Dreux, dans l’agglomération d’Orléans, dans la forêt de Chinon et surtout à Châteauroux-Déols avec la plus importante base aérienne américaine du territoire français.

La présence américaine bouleverse la vie économique et sociale locale. Les bases entraînent un afflux de population: des militaires (entre 5000 et 8000 à Châteauroux, environ 1500 à Chinon) et leurs familles mais également des civils français, 8000 hommes et femmes de la région employés dans les différents services de la base, attirés par les salaires très élevés que leur proposent l’armée américaine. Une situation qui portera préjudice aux entreprises locales moins généreuses dans certains cas comme à Chateauroux où le manque de main d’oeuvre entraîne une stagnation de l’activité industrielle locale et même des fermetures.
Pour loger ces nouveaux habitants, il faut construire des logements. Des cités entières sont ainsi créées autour des bases : près de 800 logements pour les Cités de Brassioux et Touvent à Chateauroux, 300 à la cité du Maréchal Foch à Olivet, et les villages de Rochambeau et la Durandière près de Chinon. Les constructions sont de style américain: petits immeubles et maisons de plain pied avec vastes espaces verts ouverts et dotés d’un confort alors encore peu courant en France

La base est une véritable enclave où les expatriés retrouvent l’essentiel de l’organisation sociale des Etats-Unis: hôpital, maternité, écoles, journaux et radio internes, supermarché, terrain et équipes de sports, scouts, lieu de culte, clubs de femmes, de jeunes, cinéma, groupes de musique, et même un service de police… Bien qu’à l’écart de la vie française, des relations s’instaurent entre autochtones et Américains. Dès les années cinquante, les Français découvrent l' »american way of life »: les grosses voitures, la musique, les hamburgers, les supermarchés, la modernité d’appareils électroménagers encore peu utilisés à l’époque en France.

En 1966, la décision du Général de Gaulle de mettre fin à la présence militaire américaine et l’amorce de la détente Est-Ouest, entre autres, conduit à la fermeture des bases en 1967 malgré les protestations des Français qui perdent leur travail. Les bases sont rendues à l’armée française ou démantelées et les maisons des officiers sont rachetées par des Français.
Dans la plupart des villes, la présence américaine a laissé des souvenirs et une empreinte durables comme à Châteauroux, dans l’Indre, par exemple, où près d’un habitant sur cinq est américain, la ville a vécu pendant 16 ans à l’heure américaine. L’immense base aérienne, en aspirant la main d’oeuvre locale (plus de 4000 Français y travaillent) a contribué à la stagnation du secteur industriel mais elle a favorisé le développement d’autres secteurs : cafés, salons de coiffure, par exemple. Les relations entre hommes et femmes des deux nationalités ne sont pas rares.
Une conséquence inattendue de cette migration elle-même inattendue: les unions franco-américaines. La mairie de Chateauroux, par exemple, enre 1952 et 1967; célèbre plus de 450 mariages franco-américains, dont les femmes sont en majorité françaises. Mais, autre conséquence, on relève également plusieurs dizaines d’enfants sans père… Beaucoup des jeunes épouses quitteront la région pour suivre leur mari en fin de mission, mais quelques-uns des Américains s’installent, comme ce vétéran de la seconde guerre mondiale, resté en France qui ouvre en centre ville un café restaurant américain toujours présent.

Quelques chiffres : en 1954, dans les départements où sont implantées leurs bases, les Américains constituent la population étrangère la plus nombreuse. En 1962, alors que les effectifs commencent déjà à diminuer, avec 14557 personnes, les Américains représentent près du tiers des étrangers de la région. Soit : 1410 en Eure-et-Loir; 959 en Indre-et-Loire; 72 seulement dans le Cher. Dans l’Indre, où ils sont 4524, ils représentent plus de 58% des étrangers du département. Dans le Loiret, où ils sont le plus nombreux avec 7592 personnes, ils représentent 41% des étrangers.

Cet article est extrait de « Histoire et mémoires des immigrations en Région Centre », rapport coordonné par Sylvie Aprile, Pierre Billion, Hélène Bertheleu. Acsé, Odris, Université François Rabelais, mai 2008.

Rues italiennes, bourg espagnol.

 

Les données des recensements disponibles à l’échelle du département d’Indre-et-Loire nous apprennent que les Italiens passent de 159 à 729 personnes entre 1921 et 1936. Dès les années 1920, la communauté italienne est installée dans le centre ville (du jardin botanique à l’est jusqu’à la gare à l’Ouest et du boulevard Thiers au sud jusqu’aux quais de la Loire au Nord).

Mais, plus encore, cette concentration s’affirme très nettement dans le vieux Tours, le cœur historique que l’on connaît aujourd’hui autour de la place Plumereau jusqu’à la rue Colbert, et dans quelques rues que l’on pourrait même qualifier « d’italiennes » tant le nombre de ressortissants italiens y est élevé, telles que la rue du Grand Marché (7 personnes), la Place des Halles (12 personnes), la rue Colbert (8), la rue de la Sellerie (6). Plus que les rues elles mêmes, se sont les mêmes maisons qui rassemblent les Italiens : les Spuri, famille de petits commerçants, vivent par exemple tous au 30 rue du Grand Marché (qui est d’ailleurs l’adresse de leur boutique) avec d’une part les parents et enfants mais aussi le mari d’une de leur fille. D’autres adresses sont également similaires comme le 14 rue du Grand Marché que l’on retrouve deux fois à la même période les 22 et 57 de la rue de la Scellerie (3 fois), le 21 rue Colbert(2 fois), le 6 rue Richelieu.

A ces liens familiaux, s’ajoutent des liens communautaires : les logements passent entre les mains d’une famille italienne puis d’une autre du même patronyme ou de la même provenance géographique, et l’on peut réellement parler d’un réseau qui permet une rotation des logements permettant ainsi une certaine facilité d’installation pour les nouveaux migrants. Aussi, et même s’il n’est pas situé dans le vieux Tours, le Boulevard Tonnelé apparaît quinze fois dans le registre avec l’occupation du n°110 sept fois, le n°6 quatre fois et ce pour douze patronymes. De même, la rue Blaise Pascal est occupée sur la période 1924-25 par 37 personnes réparties sur onze numéros (dont certains sont présents plus de six fois comme les n°6,3,40) et comptant 28 patronymes. Et pour la période 1926-27 ces numéros sont encore présents mais les patronymes ont changé.

L’immigration espagnole quant à elle, a été constante en France depuis le 19e siècle et particulièrement importante au 20e siècle à l’issue de la Guerre Civile (1936-1939) mais aussi dans les années cinquante et soixante pour des raisons économiques. Ce phénomène a été relativement peu étudié pour la période s’étendant de la fin de la seconde Guerre Mondiale à la fin du franquisme. La thèse de Jeanine Sodigné-Loustau sur l’immigration politique espagnole dans l’actuelle région Centre, soutenue en 1995, s’arrête en 1946 et ne traitait pas du cas de l’Indre-et-Loire. Pourtant cette immigration a constitué pendant des décennies une population importante. Les Espagnols étaient au nombre de 670 dans le département en 1921 et 778 en 1936. Leur nombre décroît eu recensement de 1936 et ils sont 1 468 en 1946 puis 1481 en 1954. Cette présence était suffisamment importante pour que le quartier des Tanneurs à Tours soit qualifié, avant sa reconstruction, de « quartier espagnol ». C’est leur vécu au quotidien et leur participation associative, syndicale et politique ( au sein notamment de l’Unión Général de los Trabajadores [U.G.T], de la « Solidaridad Democrática Española » [S.D.E], du Parti Communiste Espagnol [P.C.E], du Parti Socialiste Ouvrier Espagnol [P.S.O.E], de la « Solidaridad de Trabajadores Vascos » et du centre « Amistad Española »). que le mémoire de master de Rodolphe Ndong Ngoua a analysé à travers archives et témoignages.

 

L’arrivée à la gare de Tours, première étape du séjour, figure la plupart du temps en bonne place dans les témoignages des personnes interviewées puis la découverte de leur quartier. Feliciano note: « C’était vraiment horrible, nous ne nous étions jamais imaginés retrouver ces conditions de vie après la terrible expérience des camps d’internement d’Argelès-Sur-Mer et de Saint-Cyprien. En quittant ces derniers, on nous avait dit que les conditions de vie dans les villes dans lesquelles on nous expédiait seraient meilleures ».

« Moi, nous a dit Federica, lorsque mon ex mari et moi quittions les camps nous ne nous faisions pas d’illusion. Nous nous aimions, notre seul souci était de vivre l’un à coté de l’autre. Nous ne pouvions pas nous imaginer de meilleures conditions de vie de l’autre côté des camps d’internement vu que l’on nous embarquait comme du bétail. L’arrivée à Tours n’avait fait que confirmer ce à quoi nous nous attendions: la misère une fois de plus ».

 

« Trou », « ratière », s’il faut en croire ce vocabulaire, la vision que les interviewés donnent de leur quartier est celle d’un univers insalubre où les ordures s’entassent, où l’on s’approvisionne en eau à l’unique fontaine. Le journaliste Robert Orfèvre s’en émeut dans la Nouvelle république en 1946. « A Tours je connais un bourg espagnol, un labyrinthe de ruelles et d’impasses où les haillons multicolores sèchent aux fenêtres des masures. De mois en mois, les immigrés espagnols nouveaux et la descendance prolifique des matrones prolifiques annexent d’autres bicoques, les badigeonnent de couleurs vives, y plaquent aux flancs des murs lézardés quelques balcons de bois, des escaliers extérieurs, des logements où bientôt grouillent des poules et des lapins ».

 

Si cette description reste teintée de misérabilisme et d’une certaine dose de xénophobie, elle n’en témoigne pas moins de la grande pauvreté et de la densité de l’habitat dans ce micro-quartier espagnol.

Le marché des halles est l’un des principaux lieux d’installation mais aussi de sociabilité. Les jours de marché, les femmes se retrouvent place Plumereau et vont au marché en groupe. Dans leurs souvenirs, deux commerçants reviennent à plusieurs reprises : une vieille marchande de quatre saisons qui connaît quelques mots d’espagnol et un « Algérien » qui vend des poules.

 

Les hommes sont notamment embauchés dans le bâtiment. Au recensement de 1954, sur les 737 espagnols actifs, 72,5 % sont ouvriers. Le secteur du bâtiment représente 36,5 % des actifs, celui des industries de transformation 27,3 %. La communauté espagnole de l’agglomération commence à adhérer aux luttes ouvrières à partir de la fin des années 1950. A partir de 1956, la main d’oeuvre espagnole regroupée au sein de l’ U.G.T et de l’ Union des travailleurs Basques (U.T.V) prend une part active dans la lutte pour l’égalité de traitement entre travailleurs immigrés espagnols et travailleurs français tourangeaux. Le 22 avril 1956, et pour la première fois, les immigrés espagnols, par l’intermédiaire du secrétaire général de l’ U.G.T espagnole en exil, participèrent activement au Congrès de l’ Union Départementale Syndicaliste Confédérée d’Indre-et-Loire. La participation à ce Congrès consistait à faire connaître les différentes mouvances syndicales espagnoles à leurs homologues de Tours.

 

Entre 1951 et 1967, les sections espagnoles de l’ U.G.T et de l’ Union des Travailleurs Basques (U.T.V) participèrent à des nombreuses actions revendicatives aux côtés de Force Ouvrière ou de la C.G.T. Les rapports mensuels de l’ U.G.T et de l’ Union des Travailleurs Basques que nous avons consultés dans les archives de la Fondation Francisco Largo, à Madrid, tout comme les témoignages présentent la main d’oeuvre immigrée espagnole comme plus politisée. Ils étaient nombreux à adhérer aux syndicats. Ceci les distingue des immigrés « économiques » souvent réticents à l’adhésion aux syndicats.