Ce texte  est extrait de « Histoire et mémoires des immigrations en Région Centre », rapport coordonné par Sylvie Aprile, Pierre Billion, Hélène Bertheleu. Acsé, Odris, Université François Rabelais, mai 2008.

Parmi les familles habitant le vieux Tours, on comptait un certain nombre de juifs étrangers, notamment des ashkénazes polonais mais aussi nombre de sépharades venus de Turquie ou de Salonique dans les années 1930.

Inès est née en 1939, à Tours. Ses parents habitent rue Nationale. Ils viennent de Turquie où ils vivaient dans une communauté juive, dans la petite ville d’Andrinople.

Au début des années trente, la politique de turquification de Mustapha Kemal commence à porter ses fruits. Alors que les communautés juives avaient eu, pendant cinq cents ans des droits collectifs protégeant leur langue et leurs traditions, les familles se voient désormais obligées de scolariser leurs enfants en turc, de parler le turc, notamment pour accéder aux postes de la fonction publique. S’ils étaient autrefois une minorité ethnique et religieuse relativement reconnue et tolérée, ils se sentent désormais minorisés. Un oncle d’Inès décide le premier de partir pour la France au tout début des années 1930. Il arrive à Tours et semble rapidement s’installer puisque  son frère le rejoint en 1932. Ce dernier, qui n’est pas encore marié, travaille comme vendeur de textile sur les marchés, puis repart au pays pour se marier.

Inès raconte :

« Mon père est arrivé en 1932, il est resté un an à Tours. Il était fiancé : il est allé chercher ma mère, ils se sont mariés et ils sont revenus en 1933. Mon frère aîné est né en 1934. Ma mère racontait qu’ils habitaient rue Nationale à l’époque. Mon oncle y avait sans doute un petit magasin. Mes parents ont ensuite déménagé quai du Pont Neuf, près de la Loire. Mais je sais que ma mère disait qu’il fallait, rue Nationale, qu’elle s’occupe de tous les hommes ! Ils vivaient donc tous ensemble rue Nationale, mon oncle, mon père et mon frère, qui paraît-il était un bébé insupportable, qui braillait tout le temps ! Ma mère raconte aussi qu’un jour, un chat est passé par la fenêtre, rue Nationale ! » Ils devaient habiter à l’étage, peut-être au dessus du magasin.

Puis rapidement la guerre est arrivée : « Ma mère était en France depuis six ans quand la guerre s’est déclarée. C’était une jeune femme, une très jeune femme ». La famille, recensée sur les listes d’étrangers réalisés sous Vichy, quitte Tours pour aller se cacher non loin de là, à Châtillon-sur-Indre, où des familles entières se mobilisent pour aider ces réfugiés.

« Quand on était réfugiés à Châtillon sur Indre, mon père ne pouvait pas travailler. Pourtant, je n’ai jamais souffert de la faim, je n’ai jamais eu peur, alors que j’imagine que mes parents devaient être sacrément angoissés ». Son père ayant une formation de cordonnier en Turquie aidera le cordonnier de la commune. Il assurera ainsi tant bien que mal la subsistance de la famille, dépendant étroitement de l’aide des « Justes » de Chatillon qui l’ont pris en charge.

Inès était alors toute petite, elle en garde finalement peu de souvenirs. A la fin de la guerre, la famille (parents et leurs deux enfants) revient à Tours. Tandis que la ville est sous les décombres, la vie sociale se réorganise. « Toutes les personnes qui avaient un magasin avant la guerre qui a été détruit, en centre ville par exemple, où il y a eu d’énormes destructions, ces personnes ont été relogées dans des baraquement boulevard Heurteloup et boulevard Béranger. C’était des baraquements juste pour pouvoir reprendre leurs commerces. C’était des baraquements, sorte de préfabriqués de l’époque. Ca s’arrêtait je crois un peu après la gare… si je me souviens bien. Et apparemment, ça a bien marché. Après, tous ont été relogés au centre ville, dans les magasins nouvellement reconstruits ».

Inès a 10 ans en 1949. Ses parents habitent maintenant quai du Pont Neuf. Ses parents sont pauvres mais ses souvenirs sont d’une grande richesse. Elle les évoque aujourd’hui, près de 60 ans après, en retournant sur les lieux totalement reconfigurés.

« On était parmi les plus pauvres, mais je pense qu’on était parmi les mieux habillés du quartier. Il faut dire qu’on habitait le quartier du Pont Neuf, la rue des Tanneurs, le rue Bretonneau, il y avait des tas de petites rues qui ont disparues aujourd’hui et qu’il faudrait retrouver, des rues qui sont aujourd’hui remplacées par l’Université et la nouvelle rue des Tanneurs. Il y avait des petites rues tout au long de la Loire. Il y avait là des gens très pauvres, très très pauvres. Tout ce quartier des Tanneurs, qui a d’ailleurs été rasé ensuite, c’était par là. Quai du Pont Neuf,  il y avait une petite manufacture de chemises, tout près de chez nous. Mais tout ce quartier là, le quartier saint Saturnin, l’école de secteur Paul-Louis Courrier où j’ai été scolarisée, la rue des Halles, la place du Grand Marché, tout ce coin là, c’était le quartier des immigrés pauvres. Il y avait aussi des familles espagnoles. J’avais d’ailleurs une amie qui était fille d’Espagnols. Comme à la maison on parlait le judéo-espagnol, je lui ai demandé : mais comment on dit les boulettes de viande, en espagnol ?  Mais chez elle, elle ne cuisinait pas ça, elle ne faisait pas les boulettes ! »

Le père d’Inès n’avait ni magasin de vêtement, ni magasin de tissus comme c’était souvent le cas dans les quelques autres familles juives originaires de Turquie qu’ils fréquentaient. Il était marchand-forain comme on disait à l’époque, il vendait sur les marchés. « Mon père avait juste une bicyclette et sur le porte bagage, il avait installé deux barres de bois de la taille d’un grand carton. Il mettait deux cartons sur le porte bagage et il partait à bicyclette faire les marchés : marché Tiers, marché Velpeau et le marché des Halles. Les Halles n’étaient pas comme elles sont aujourd’hui. Le banc, ou l’étale si vous préférez où il posait ses affaires, il était juste dans le prolongement de la rue Rabelais. Il partait le matin et il étalait sur du papier craft ses chaussettes, ses bas et ses culottes pour dames. Et voilà ! Il payait au placier ses quatre mètres ». « L’hiver, il partait avec des journaux sous ses pulls. Quand il revenait, il avait froid, je me dis maintenant qu’ils étaient quand même sacrément courageux, mes parents !  Quand il rentrait, la première chose qu’on lui demandait c’était : « Alors ? » et il disait : « j’ai pas étrenné… cela voulait dire qu’il avait vu personne, qu’il n’avait pas vendu. Ou alors il disait j’ai un peu vendu. Je me souviens d’un geste un peu particulier : dans ma famille, les hommes mettent tous l’argent dans la poche à l’arrière du pantalon. C’est ce que mon père faisait ».

« Ma mère ne travaillait pas. Elle avait fait de la couture en Turquie, une école de couture, une école familiale. Alors à Tours, elle faisait de la couture au noir. Elle avait peu de clientes, deux ou trois, mais elles étaient régulières et ça lui faisait son argent de poche. Alors avec ça, elle achetait du tissu pour nous faire nos vêtements. Donc nous n’avions pas de frais d’habillement, c’est elle qui faisait tout. Les vêtement de mon frère, mes vêtements et ceux de ma petite sœur quand elle est née, elle a eut pareil. Et on a toujours été très très bien habillés. Ma mère avait beaucoup de goût et elle voulait qu’on soit très bien habillés ».

La famille vivait de façon très simple au quotidien. Le logement était exigu mais bien tenu par les femmes de la maison. « C’était tout petit chez nous. Il y avait la salle à manger et une chambre. Mon frère dormait dans la salle à manger et moi je dormais dans la chambre avec mes parents, jusqu’à l’âge de quinze ans. Les toilettes étaient dans la cour, on n’avait pas de salle de bain. On se lavait dans la cuisine mais on se lavait tous les jours, matin et soir, la grande toilette. Et puis, tous les jours, je mettais les lits à l’air, ça c’est quelque chose que… tous les matins, c’est moi qui faisais les lits à maison. J’essuyais aussi les meubles tous les jours, chez nous on faisait ça, c’était impeccable, c’était très propre ».

Pendant la semaine, chacun vaquait à ses occupations. On n’avait pas le temps de se rendre visite et puis, ça ne se faisait guère. Chacun restait chez soit. Inès ne recevait aucune amie de sa classe, mais considérait que c’était là chose normale. Le dimanche, à la belle saison, la famille partait se promener jusqu’à la place du Palais. Parfois, on s’installait au bar de l’Univers, pour prendre un verre. Quelques familles, toutes originaires d’Andrinople, se fréquentaient mutuellement. A tour de rôle, on se reçoit pour jouer aux cartes le dimanche après midi, ou pour déjeuner. Tous habitent à proximité, rue Bretonneau, place Plumereau, Place Foire le Roi. « Je me souviens de la Place Foire-le-Roi, c’était pauvre, c’était sombre, là-dedans, chez eux. C’était au rez-de-chaussée, des grandes pièces, je trouvais ça sombre… Aujourd’hui ce doit être superbe ! »

Venus de Turquie, les parents d’Inès ne pensent pas à y retourner. Certes, une partie de la famille y est restée, mais une autre partie est dispersée dans le monde et chacun tente de faire sa vie au mieux là où on s’est installé. Pour les parents de Inès, venir s’installer en France signifiait vivre dans un pays particulièrement important : « Venir en France voulait dire quelque chose, à l’époque. La France c’était l’image d’un pays avancé, où il est possible de se développer, où on peut faire quelque chose, je pense qu’ils partageaient cette idée ». Ils partageaient aussi avec les gens de leur époque un fort espoir en l’école, qui devait permettre à leurs enfants d’avoir une situation meilleure que la leur. Aujourd’hui, Inès a une soixantaine d’année et vient de prendre sa retraite. Elle se souvient des recommandations de son père : « J’ai eu de bons parents, ils voulaient qu’on soit… Mon père disait toujours : « Ne soyez pas une cloche comme moi, soyez fonctionnaire ». Pour lui c’était ça. Etre dans l’enseignement, être institutrice c’était très bien. Ils ont tout fait pour qu’on fasse des études, ils se sont saignés les veines pour qu’on fasse des études. Pour qu’on présente bien, pour qu’on ne manque de rien ». Ils ont eu la nationalité française assez tard, à la fin des années 1950, cela faisait donc plus de vingt ans qu’ils vivaient en France. « Ils ont mis trois ans à l’avoir. Quant à moi, je ne sais pas : mon père m’a toujours dit qu’il m’avait déclarée française à la naissance. C’était possible à l’époque ».

L’éducation était stricte et fortement différenciée en fonction du sexe. « Ma mère avait beaucoup d’allure, beaucoup de goût, une force morale aussi. Elle m’a enserrée quand j’étais jeune, complètement, c’était terrible. Et mon frère pendant ce temps, faisait ce qu’il voulait. La différenciation sexuelle était très forte. Moi j’ai toujours voulu être un garçon ! Forcément ! Il était libre et moi, non. Par exemple, en dehors de l’école, je n’avais pas de copine, personne ne venait à la maison, ça ne se faisait pas, mais à l’époque, c’était normal. Par ailleurs, j’étais étroitement surveillée. Quand ensuite je suis entrée au lycée Balzac, il fallait que je rentre à la maison directement. Dès que j’avais un peu de retard, ma mère me questionnait : tu es passée par où, pourquoi tu n’es pas à l’heure… ou bien mon père me disait : quel chemin tu as pris, qu’est-ce qui s’est passé ? » Il n’y avait pas le téléphone, on ne pouvait pas prévenir. Et j’étais très suivie ».

Scolarisée d’abord à l’école Paul-Louis Courrier, elle a de bons souvenirs de cette petite école, se souvient des noms de ses enseignantes malgré les années qui ont passées, et visite avec émotion la cour où trône encore aujourd’hui un magnifique arbre aux cent écus, ou encore l’entrée du bâtiment où le bel escalier de bois n’est plus aussi central qu’autrefois. Bonne élève, elle n’a aucun souvenir d’allusion publique à son origine ethnique ou nationale. Sans doute les élèves ne savaient-ils pas qu’elle était juive, et par ailleurs elle se souvient aujourd’hui que personne ne parlait jamais publiquement des différences culturelles en classe. Elle-même semble d’ailleurs en avoir à peine conscience, comme elle l’explique : « Je n’avais pas l’impression d’être une fille d’étranger. Jamais j’ai eu cette impression là. Sauf un jour, ma meilleure copine, j’avais quinze ans, je n’étais plus une petite fille… Elle était venue à la maison, c’était très rare que ça arrive, mais elle, c’était la fille du prof de français, des gens fréquentables. Et c’est là qu’elle m’a dit, après avoir rencontré ma mère : « je ne comprends rien à ce que dit ta mère ». Je l’ai regardé, étonnée… Je n’avais jamais remarqué que ma mère avait un accent… Et je me suis mise à écouter ma mère. Alors qu’avant je ne l’écoutais pas ! Plutôt, je comprenais tout ce qu’elle me disait que ce soit en judéo-espagnol ou en français. Je n’avais pas de problème. Et je me suis mise à écouter mes parents et effectivement, je me suis mise à entendre leur accent ! »

La langue, pas plus que l’identité, ne semble avoir posé problème au cours de cette jeunesse tourangelle.

« Mes parents connaissaient le français mais ils parlaient plutôt judéo-espagnol à la maison. Mais moi, non, je répondais en français et mon frère aussi, les enfants on ne parlait qu’en français. Les rares fois où j’ai essayé de dire quelques mots en judéo-espagnol, je me suis trompée, alors… ».

Inès est en réalité plongée dans un processus d’intégration qui valorise fortement la culture et la langue française, au point qu’elle en oublie l’origine de ses parents. Aujourd’hui, elle se rend compte de la force de ce contexte national qui, tout en lui offrant une place, ne lui a pas laissé le choix d’épouser la nationalité française, au prix toutefois d’une amputation de tout ce qui, en elle, ne correspondait pas directement avec l’avenir que lui dessinait l’école.

« Je crois qu’il faut bien voir que nous, on est une génération où l’idéologie nationale française était très forte. On était en France, on a été à l’école laïque, l’école de la République et je crois que tout petit c’est quelque chose qui nous a marqué. Je pense que autant mon frère et ma sœur que moi, on a eu une identité négative très forte. Moi je l’ai exprimé à ma manière, vis-à-vis de mes parents, avec qui j’ai été une fille révoltée. Extrêmement révoltée, très très révoltée, vraiment !  J’ai fait tout le contraire de ce que voulait ma mère ». Que voulait donc sa mère pour elle, lorsqu’elle avait dix-huit ans ? La marier évidemment, mais pas avec n’importe qui. « C’était normal, à l’époque, pour eux. Nous vivions entre juifs, je devais me marier avec un Juif », même si des unions mixtes apparaissaient ici et là. « Tous les gars juifs de Tours étaient de possibles prétendants aux yeux de ma mère, que j’épouse n’importe quel gars, n’importe qui, qu’il fasse n’importe quoi pourvu qu’il soit juif !  Et moi, j’ai tout fait pour surtout ne pas épouser un juif ! »

 

La synagogue, dans les années 1950, est tenue par des familles ashkénazes. Les vendredis et pour les fêtes importantes, le père de Inès s’y rend. C’est le lieu des hommes, les femmes sont tenues à l’écart, s’y rendent plus rarement. Les fêtes traditionnelles sont fêtées à la maison, en famille, avec la nappe blanche mais sans pour autant respecter les traditions religieuses de façon stricte. C’est plutôt une certaine adaptation qui prévaut, en fonction des normes locales. Bien que le grand-père en Turquie fût boucher et assurât par ailleurs la mission religieuse de vérifier la kashérisation de la viande, la famille de Inès, une fois installée à Tours, ne respecte plus les règles alimentaires qui prévalent dans la religion juive.

« Ma mère cuisinait à l’huile d’arachide, c’est tout. C’était la plus répandue. On ne faisait que de la cuisine turque, on ne mangeait pas de pommes de terre, essentiellement du riz. Ma mère ne savait pas cuire les pommes de terre, et moi je ne sais toujours pas non plus. Par contre on mangeait de la charcuterie. Mon père, aux halles, avait plusieurs voisins charcutiers, dont un de Savonnières, qui faisait des rillettes. Ah!! C’était bon ! »

« Chez nous, on mangeait volontiers viande et fromage au cours du même repas. Mes parents n’étaient pas strictes là-dessus. Mais quand ma mère est partie en Israël, à la fin des années 1960, elle a changé ses façons de faire. Elle respectait la norme majoritaire finalement ! Elle s’est adaptée. Mais ici en France, c’est pour ça que j’ai eu une judéité très peu marquée : mes parents n’étaient pas pieux. Mon père ne faisait aucune prière à la maison. Quand il y a avait une fête, cela se traduisait par un repas de fête, c’est tout, mais pas forcément un menu traditionnel. Sauf pour Pâques, où on ne mangeait pas de pain et donc on remplaçait par le pain azime, j’adorais ».

 

A vingt ans, Inès quitte Tours pour faire ses études à Paris. Elle est politiquement très engagée à gauche, consacrant une partie de sa vie intellectuelle aux sciences humaines et plus précisément à l’étude des cultures d’autres groupes que celui qui fut, ou aurait pu être, le sien. Le constat d’un fort processus d’intégration sociale et culturelle dans les années 1950, ne doit pas masquer l’ambivalence qui, intérieurement, habite l’identité culturelle de cette femme aujourd’hui d’âge mûr. Tout en se sentant française, elle regrette aujourd’hui de n’avoir pas su voir et reconnaître plus tôt l’expérience migratoire de ses parents, avec qui elle n’a pas pris suffisamment le temps d’échanger sur ce passé. L’intégration rapide à la réalité française s’est faite en une génération, au prix d’une amnésie culturelle qui la laisse aujourd’hui amputée d’une partie de son identité, parvenant difficilement à s’approprier une mémoire qui ne lui a pas été transmise. Aujourd’hui, ce constat est frustrant et Inès multiplie les démarches personnelles pour tenter de comprendre le passé, la migration de ses parents, une identité culturelle qui aurait pu être aussi la sienne.

 

« C’est vrai qu’on s’est fait assimiler, qu’on nous a assimilé, mais pendant très longtemps et encore maintenant, je n’ai jamais eu l’impression d’être vraiment chez moi en France… ma sœur, elle ne ressent pas la même chose, mais nous avons onze ans d’écart. Et c’est moi qui l’ai élevée. Elle se sent française « par la Révolution Française » comme elle dit, elle s’est complètement appropriée cette histoire de la France. Mais moi, c’est plus ambivalent : je suis bien partout, ou plutôt je ne me sens mal nulle part ! Mais j’ai jamais eu cette impression d’être ici chez moi…Je ne devrais pas le dire, car je n’ai pas honte d’être française. Mais peut-être c’est parce que je sais que les frères de mon père, deux sont en Argentine, un autre aux Etats-Unis, un est resté en Turquie, trois d’entre eux sont en France ; du côté de ma mère, ils ont quitté la Turquie pour aller en Israël… J’ai l’impression que j’aurai très bien pu naître en Belgique ou ailleurs. C’est cette conscience internationale que j’ai intégrée qui fait que je me sens bien partout mais que… Je suis française mais je sais que j’aurais pu être autre chose, voilà, je relativise ».

Cet article est extrait de « Histoire et mémoires des immigrations en Région Centre », rapport coordonné par Sylvie Aprile, Pierre Billion, Hélène Bertheleu. Acsé, Odris, Université François Rabelais, mai 2008.

On le sait, au lendemain de la première guerre mondiale, le gouvernement français a passé des accords migratoires avec plusieurs pays dont la Pologne. Cinq mille personnes sont ainsi réparties pour l’essentiel dans les bassins houillers et industriels du Nord et de l’Est et dans la région parisienne mais ils sont aussi présents dans les campagnes avec un accroissement et une féminisation dans les années 1930 : 46 000 en 1931, 66 000 en 1936 soit 30 à 43% de la population active féminine. Leur présence est particulièrement importante dans la région qui souffre d’un manque de main d’œuvre. L’étude menée sur deux départements, l’Indre et l’Indre-et-Loire par Mathieu Henner traduit d’ailleurs des différences notables : 2/3 d’hommes dans l’Indre, 2/3 de femmes en Indre-et-Loire, une population étrangère concentrée dans le premier département et dispersée dans le second. Ceci tient à la structure des exploitations agricoles.

Pourquoi ces femmes viennent elles ?

Elles viennent, comme les hommes, en raison des difficultés qui touchent la Pologne de l’après guerre, pays rural où se côtoient de petites exploitations familiales d’un côté et des grands domaines de l’autre. Ce système d’économie rurale est incapable de nourrir et d’employer l’immense majorité de la population polonaise qui continue à s’accroître. La Pologne a dû également mettre fin provisoirement à une migration traditionnelle vers l’Allemagne, celles des Westphaliens. Leur venue en France est souvent de courte durée, un contrat d’un an renouvelable. Contrairement à ce qui se passe pour d’autres arrivées féminines où il s’agit de femmes mariées qui vont rejoindre leurs époux, ici l’arrivée massive des femmes n’est pas le signe d’une stabilisation et d’un enracinement de l’immigration. Nombreuses mais isolées dans des fermes et par une barrière linguistique et culturelle, elles n’en sont pas plus visibles. Nous disposons ici de sources ici exceptionnelles qui nous permettent de les connaître.

En Indre-et-Loire, comme dans d’autres départements, un « Comité d’aide et de protection des femmes immigrantes » est créé par l’arrêté du 28 décembre 1928. Mais le comité du département Indre-et-Loire tranche par rapport aux autres. L’inspectrice, Julie Duval parle bien le polonais. Certes, c’est sans doute une qualification qui est plus ou moins commune avec les autres inspectrices des autres départements, mais son niveau linguistique est si bon qu’il est possible que l’inspectrice vienne d’une famille polonaise. C’est surtout l’intérêt qu’elle porte à ces jeunes femmes qui fait la qualité de l’abondant corpus de rapports et de correspondances qui nous est parvenu. Julie Duval crée des dossiers pour chaque ouvrier et ouvrière, la plupart sont des femmes. Elle y collecte toutes les lettres des ouvrières étrangères, mais aussi celles des patrons et des médecins. Les contrats de travail et la correspondance administrative sont également collectés. L’inspectrice a reçu 1592 lettres et elle en a envoyé 1601. Dans ses dossiers, on trouve des statistiques, des rapports de travail et des documents sur l’arrivée des ouvrières. Elle délaisse souvent le ton purement administratif et porte un regard de « citadine sur le monde paysan » comme l’écrit Roland Hübscher.

Violences sexuelles et naissances hors mariage

Mais l’inspectrice est surtout confrontée aux drames de ces jeunes femmes : les grossesses et les naissances sont les thèmes principaux des lettres qu’elle reçoit, et c’est également son plus grand soucis. Dans ses statistiques de l’année 1934, elle signale 38 accouchements, dont 24 filles-mères polonaises. Les circonstances de ces naissances sont souvent elles aussi douloureuses. La plupart des enfants sont nés de relations plus ou moins amoureuses et beaucoup sont les résultats de viols. La violence sexuelle est en effet un des problèmes principaux des jeunes ouvrières immigrées et souvent, c’est seulement la grossesse qui en donne la trace. Le viol est un sort commun à de nombreuses jeunes femmes polonaises. Il est certain que beaucoup d’entre elles sont violées par leurs patrons, les fils de leurs patrons ou d’autres personnes qui fréquentent les fermes et les villages où les jeunes polonaises travaillent. Certaines osent l’écrire à Madame Duval et ce témoignage, qui ne débouche pas sur un rapport de police ni sur une décision de justice, est une source exceptionnelle. C’est le cas de Zofia Dubiel ; Elle est née le 25 mars 1909, vient de la région la plus pauvre et la moins alphabétisée de Pologne, de la voïévodie Lwów, région d’origine de la plupart des ouvrières agricoles dont Julie Duval s’occupe. Zofia Dubiel a 22 ans lorsqu’elle arrive en France, le 6 septembre 1931 ; et son contrat de travail est signé le 17 septembre de la même année.

Au début, dans une lettre qu’elle écrit en novembre 1933, elle raconte qu’elle a changé de lieu de travail et qu’elle est maintenant chez de bons patrons. Mais elle est déjà dans le septième mois de sa grossesse :

«[…] j’ai eu de la chance parce que je suis chez des gens très bons mais il y a un grand malheur sur moi parce que je suis enceinte et c’est déjà le septième mois. Je l’ai fait avec leur fils quand j’étais chez Floro donc je demande un renseignement à Madame le patron dit que je dois aller à l’hôpital à Tours […] qu’est-ce que je dois faire parce que je ne l’ai pas fait pour le plaisir mais il m’a forcé de faire ça et je vous ne l’ai pas dit parce que j’ai eu l’honte […] ».

Zofia Dubiel a été forcée ou même violée par le fils de son patron Fleureau chez lequel elle est restée pendant environ un an à partir de septembre 1932. Mais ce n’est pas le viol qu’elle voit comme le problème principal, c’est plutôt le fait qu’elle soit maintenant enceinte et qu’elle ne sache pas quoi faire dans cette situation. En général, elles ne parlent de cette violence sexuelle qu’en cas de grossesse. Le chiffre des viols et des autres incidents reste inconnu, mais il est certainement plus élevé que celui indiqué dans les documents.

Hormis ces situations dramatiques mais non exceptionnelles, les correspondances nous renseignent sur le quotidien des migrants et leurs relations avec patrons. Les ouvrières polonaises travaillent dur, mais elles gagnent au plus 200 à 260 francs par mois Une grande partie de cet argent est envoyé en Pologne, et ce qu’il reste doit être payé au patron comme remboursement pour la nourriture et le blanchissage comme le stipule le contrat de travail.

Les habitudes et pratiques alimentaires sont souvent des sujets de conflit entre une ouvrière polonaise et ses patrons. Les Polonaises viennent d’une autre culture, elles ont souvent une alimentation et des goûts différents. Les modes de vie mettent en lumière les difficultés d’adaptation des jeunes femmes immigrées dans un pays mais aussi dans une culture étrangère. Le repas pris en commun est un des moments où les patrons observent le comportement de leurs domestiques. De ces infimes détails on peut déduire la difficulté des rapports et la méfiance qui s’instaure souvent. Dans le classeur de l’ouvrière Katarzyna Brudz, on trouve une lettre de son patron Hersant Hupenoire qu’il a écrit le 12 mars 1935 :

«  Ce matin je lui ait fait une observation au sujet de la nourriture c’est une femme qui est très délicate elle ne mange que ce qui lui fait plaisir et quand il y a quelque chose à son goût il n’y en aurait bien que pour elle. […] Si vous ne vous en tenez pas à moi vous n’aurez qu’à faire prendre des renseignements sur la maison savoir si les domestiques sont mal nourrit(sic) et si il sont maltraités».

Les rapports sont parfois bons comme le montrent aussi les témoignages de patrons et d’ouvrières qui souhaitent renouveler leur contrat. Ces documents, pour la plupart écrits en polonais par les jeunes migrantes et l’inspectrice, sont en cours de traduction et d’exploitation par des jeunes chercheurs français et allemands (polonophones) qui établissent à la fois une liaison entre le pays d’accueil et le pays d’origine et sont soucieux de lier leur enquête à l’étude de l’immigration rurale mais aussi aux études sur le genre et le corps à travers notamment les cas de maternités et de viols relevés et les maladies des migrants. Au-delà de la simple exhumation de situations méconnues, ces bribes de vie et ces trajectoires témoignent de la difficulté de ces « migrations blanches » dont on oublie aujourd’hui qu’elles ont constitué aussi une expérience forte de l’altérité.
Emancipation et résistance ?

Dans son ouvrage sur l’immigration dans les campagnes, Ronald Hubscher apporte un autre regard, complémentaire. « A la différence de la passivité et de la soumission résignée de certaines de leurs compagnes, écrit-il, des filles de ferme savent prendre en main leur destin ». Il cite pour ce faire les lettres des employeurs qui se plaignent ou parfois même admirent, ces femmes « fortes », « ces rebelles » qui par leur absence du groupe familial se libèrent de la tutelle parentale ou maritale et s’émancipent. L’un d’eux s’en remet à Madame Duval :

«  Ma servante la polonaise (…) veut partir, elle ne gagne pas assez et demande encore une augmentation. Depuis un an j’ai toujours payé à elle 260 francs aussi bien en hiver qu’en été. Aujourd’hui comme tout baisse et que nos marchandises ne se vendent plus alors on ne peut plus arriver à payer ce prix-là. Tandis qu’on a beau à l’expliquer que la culture va très mal elle veuille rien savoir».

L’arbitrage de la médiatrice est donc déterminant et délicat. Même si les relations ne sont pas toujours dramatiques, on est loin de l’image idyllique donnée par Georges Mauco pour qui les jeunes polonaises « sont mêlées intimement à la famille française ». Le constat des médecins de l’hôpital de Tours est accablant : «  Toutes les malades que vous m’avez envoyées à l’hôpital sont, avant tout, des femmes surmenées par un travail au-dessus de leurs forces et, surtout, déprimées moralement par leur exil : la plupart de celles que j’ai observées ne portaient pas de lésions organiques et devraient être considérées comme des déprimées physiques et mentales».

La richesse de ce fonds documentaire, et des analyses dont nous ne donnons ici qu’un aperçu invitent à poursuivre la recherche en amont et en aval en reconstituant une histoire franco-polonaise croisée de ces femmes. Que sont-elles devenues ? Si la plupart d’entre elles sont reparties, certaines jeunes polonaises ont continué à être placées dans les campagnes. Irène G. fille d’ouvrier polonais arrivée dans les années 20, déclarait en 2004 dans un entretien avec Mathieu Henner qu’elle avait travaillé à l’âge 12 ans dans une ferme. Un projet de publication devrait permettre d’ouvrir à un plus large public leur histoire et leur mémoire.

Lettres de Franciszka Kasprzak et sa patronne Madame Galland à Julie Duval, écrites en juillet 1934.
Source : dossier de Franciszka Kasprzak, AD Indre-et-Loire : 10M 124. Cliché A.Golomuk

Groupe de Polonais, village de Pontlevoy (41) en 1934
Source : Fonds Clergeau, AD Loir & Cher.

Polonais et Ukrainiennes, ferme de la Pastourellerie (41) en 1925
Source : Fonds Clergeau, AD Loir & Cher.