Appel à la sauvegarde du patrimoine des diasporas ukrainiennes
Dans l’Ukraine que l’on voit détruite sous nos yeux selon un plan systématique dressé et appliqué par un pays agresseur voisin, comment vont pouvoir subsister toutes les archives patiemment rassemblées dans les lieux de mémoire nationaux[5] depuis 1991, date de l’Indépendance renouvelée ? Avec également, d'une part, les documents conservés à la bibliothèque Symon Petlura à Paris, dans les quelques paroisses disséminées en France, ou encore chez les particuliers, et, de l'autre, les objets divers (broderies, artisanat, objets du culte, …), ce qui est préservé en France (et pas qu’en France, mais partout où il y a eu des diasporas) prend à nouveau une valeur inestimable, alors que le patrimoine ukrainien risque de disparaître sous les missiles ou les bombes, dans les incendies ou – pire – de se retrouver entre les mains d’un pays agresseur devenu suzerain si le pire devait arriver. Vladimir Poutine, qui veut nier l’existence même de l’Ukraine, ne fera-t-il pas comme les talibans qui ont détruit les bouddhas en Afghanistan ? Il y a peu de temps, dans ce pays bombardé par les mêmes Russes, on voyait des responsables de musées pleurer de n’avoir pu empêcher la destruction totale des statues millénaires dont ils étaient dépositaires. Ces jours-ci, je pense à nos historiens, archivistes, explorateurs de la mémoire et dépositaires des patrimoines ukrainiens qui, enfin, avaient réussi à mettre sur la bonne voie la reconstitution de notre Histoire et je les imagine redoublant d’efforts pour mettre à l’abri du possible vandalisme russe le fruit de leurs trente années de travail.

Il y a un réel risque de destruction du patrimoine ukrainien, puisque le président russe a clairement dit qu’il voulait rayer l’Ukraine de la carte du monde, Ukraine qui, selon sa réécriture de l’Histoire, n’existerait que depuis le début des années 1920, et aurait été créée par Lénine. Déjà, dans cette déclaration, Poutine efface des siècles d’existence de l’Ukraine. Alors que, par exemple, Voltaire écrivait au XVIIIe siècle : « l’Ukraine a toujours aspiré à être libre ».

[5] du type Mémorial.

Sylvie Orlyk, membre du collectif des Ukrainiens du Gâtinais, Chalette-sur-Loing, Loiret, le 11 mars 2022

Préservation de la mémoire ukrainienne en région Centre-Val de Loire

Par Véronique Dassié, Ethnologue chargée de recherche au CNRS, membre de l’Institut d’ethnologie méditerranéenne, européenne et comparative (IDEMEC, UMR 7307, CNRS / AMU), responsable du pôle Recherche/Musées.

L’invasion de l’Ukraine ravive aujourd’hui des mémoires dont les effets dépassent largement les frontières des états concernés. La France elle-même se trouve en effet dépositaire d’un héritage mémoriel dont ce billet, à la lumière d’une enquête menée il y a quelques années sur les migrations en région Centre, voudrait reprendre quelques points saillants.

Cette enquête ethnologique a débuté dans les années 2009 (1). La France, par le biais du ministère de la culture, procédait alors à un inventaire des mémoires des migrations, dans le sillage de la création de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration (2006). Il s’agissait de poser les jalons de ce qui pouvait faire patrimoine aux yeux des populations. Parmi ces questions, se posait celle de savoir si des « communautés » pouvaient se vivre comme dépositaire d’une mémoire susceptible de faire patrimoine.

Dans le Montargois où je réalisais ma recherche, l’implantation dès la fin du XIXe siècle de la première usine de transformation de caoutchouc par Hiram Hutchinson avait fait de la ville de Chalette-sur-Loing le lieu d’accueil de nombreux migrants. Je découvrais, et cette histoire locale et celle des raisons qui avaient conduit des familles en provenance d’une multitude de pays à s’installer dans cette agglomération. Toute l’histoire des migrations internationales y a laissé ses traces depuis les premiers Russes, les guerres, les famines… et l’histoire se poursuit avec les migrants syriens, en attendant aujourd’hui de nouveaux Ukrainiens. […]

Contrat d’embauche d’Ewa Chrapcio, 1927. © Famille Szawarskyj.

Mémoires : une dette intergénérationnelle

Les récits recueillis à Chalette-sur-Loing auprès des enfants d’Ukrainiens arrivés dans les années 1920, ou lors d’une seconde vague migratoire après la seconde guerre mondiale, avaient quelques traits communs. Tragiques, ils alliaient des ingrédients dignes du roman d’espionnage sur fond de misère et/ou de génocide. Ils étaient ceux de familles brutalement coupées en deux, de frères et sœurs qui ne s’étaient jamais rencontrés, de retrouvailles tardives après les années 1980. L’ombre du KGB y planait tel un ennemi invisible mais potentiellement toujours susceptible de refaire surface : un père, un frère, un cousin, un ami en avait fait les frais, déporté en Sibérie ou contraint à la fuite -quand il n’était pas purement et simplement passé par les armes. Des parents leur avaient demandé de ne plus leur écrire en Ukraine, par peur de représailles, les correspondances étant filtrées par Moscou. Il y avait aussi cette profonde méfiance, pour ne pas dire rejet du système soviétique. Tout cela semblait pourtant appartenir à une époque révolue. Ces héritiers ne pouvaient cependant effacer de leur mémoire cet insupportable, subi par une mère, un père. J’y voyais les effets d’une « post-mémoire » (2) traumatique, la dette d’une génération vis-à-vis de celle qui l’a précédée. J’y retrouvais aussi l’impulsion mémorielle propre aux derniers témoins (3) puisque les migrants des années 1920 devenaient rares et que leurs enfants se trouvaient désormais confrontés au devoir de mémoire vis-à-vis d’une histoire menacée de disparaître. J’envisageais les rouages affectifs, intimes à même d’expliquer cette forme d’engagement communautaire au nom de la mémoire. […]

J’avoue que je n’avais pas pris la mesure de la manière dont cet héritage, dont je suis également devenue une dépositaire par l’enquête, pourrait venir, à peine huit ans plus tard, percuter les frontières mêmes de l’Europe. Mais quelles que soient les issues des conflits en cours, il ne fait nul doute que ces mémoires seront toujours prêtes, fût-ce 100 ans plus tard comme dans le cas présent, à se réactiver auprès de celles des démocraties occidentales. La conscience d’appartenir à une nation ukrainienne apparaît difficilement soluble. La carte d’une Ukraine de 1918, conservée aujourd’hui par la communauté ukrainienne de France, reste ainsi le gage d’un découpage territorial qui ne pourra que persister à contredire les discours de Staline, Poutine et autres nostalgiques des impérialismes autoritaires.

Carte de l’Ukraine de 1918, fonds collectif ukrainien, Chalette-sur-Loing. © Photo : Véronique Dassié.

Cette carte de l’Ukraine, elle est ancienne. L’année dernière, il y avait des Ukrainiens qui sont venus, que j’ai hébergés. Quand ils sont venus là, quand ils ont vu ça, y’en a un qui était dans l’armée et qui est maintenant dans une école ukrainienne et quand il a vu ça, il a dit : « C’est pas possible ! ». Alors lui, c’est un spécialiste de l’histoire ukrainienne et il m’a dit : « Cette carte-là, on sait qu’elle existe, mais chez nous, on ne la trouve pas, et on arrive ici en France et on la trouve ! » Parce qu’elle est de 1918 et cette carte-là, elle reflète l’Ukraine d’avant Staline. Retranscription d’un extrait du témoignage audio de Jean-Pierre Kyrylyszyn

D’autres témoignages sont disponibles dans la rubrique « Au fil des vies ».

(1) Programme Patrimig, Mémoires des migrations en Région Centre. Reconnaissances et patrimonialisations émergentes, sous la direction d’Hélène Bertheleu, Ministère de la culture/Région Centre, 2009-2011.

(2) Marianne Hirsch, 2008, “The Generation of Postmemory”, Poetics Today 29 (1): 103–128.

(3) Fabre Daniel, 2000, « Les savoirs des différences. Histoire et sciences des mœurs en Europe (XVIIIe – XXe siècles) » in Karine Chemla (dir.), Action concertée. Histoire des savoirs 2003-2007. Recueil de synthèses, Paris, CNRS, p. 65-68.